Qui ne possède un appareil, ne peut pas le réparer
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Qui ne possède un appareil, ne peut pas le réparer

Pourquoi la formule de location d'iPhone annoncée par Apple n’annonce rien de bon pour la réparation

Bloomberg a annoncé au printemps de cette année qu’Apple travaillait sur un service de location d’iPhone : moyennant une redevance mensuelle, toute personne intéressée pourrait donc louer un téléphone au lieu de l’acheter. Depuis juin, Fairphone propose un abonnement similaire à sa clientèle des Pays-Bas. Nous admirons énormément Fairphone (dont les téléphones mènent toujours notre échelle de réparabilité, avec leurs batteries faciles à changer et leur stockage évolutif), mais un peu moins cette tendance des locations de hardware

L’abonnement aux téléphones mobiles nous inquiète. En effet, nous répétons souvent « Qui ne peut réparer un appareil, ne le possède pas. » Mais l’inverse est tout aussi vrai : « Qui ne possède un appareil, ne peut pas le réparer. »

Comment fonctionne un service de location de téléphone ? 

Le principe est simple. Vous payez tous les mois. Vous utilisez un téléphone. Vous pouvez également vous abonner à d’autres prestations : Fairphone prend par exemple en charge le changement de la batterie et de l’écran. Quand votre contrat prend fin, vous rendez le téléphone.

Pourquoi les entreprises proposent de telles formules ? La cadence de remplacement a ralenti. En 2007, les Français changeaient de téléphone portable tous les deux ans. Maintenant, c’est tous les quatre ans. Une bonne nouvelle pour l’environnement ! À titre d’exemple, si aux États-Unis, chacun et chacune utilisait son téléphone un an de plus, on économiserait autant de carbone que si on retirait 636.000 voitures des routes. Mais le ralentissement de la cadence signifie aussi la baisse des chiffres d’affaires et ce n’est pas étonnant que les entreprises cherchent un moyen plus régulier de se remplir les poches. Les investisseurs aiment les bénéfices prévisibles et une formule d’abonnement aide à respecter les promesses de revenus.

Dans la perspective d’Apple, la location d’iPhone coule de source : elle génère un flot constant de revenus, encourage la clientèle à ne pas changer de marque et garantit de remettre la main sur les appareils en fin d’usage pour son propre marché de téléphones reconditionnés. 

La location est pire que la location-vente

Minute, les inconditionnels de l’écosystème Apple vont nous le rappeler, Apple n’a pas déjà un modèle d’abonnement iPhone, l’iPhone Upgrade Program ? Aux USA, au Royaume-Uni et en Chine, vous pouvez payer mensuellement pour un iPhone. Google propose Pixel Pass. Et beaucoup d’opérateurs mobiles offrent des formules de financement comprenant un changement régulier de téléphones.

Quand un appareil vous appartient, vous pouvez le donner à votre enfant, le revendre ou vous en servir comme babyphone.

Mais toutes ces options sont des modèles de location-vente ; vous payez le téléphone au fur et à mesure des mensualités. Vous pouvez le changer selon les modalités du contrat et votre bon plaisir – mais si vous souhaitez le donner à votre enfant, le revendre ou vous en servir comme babyphone, vous pouvez aussi le faire. De plus, la plupart de ces formules vous donnent la possibilité de rétracter le contrat en payant la valeur résiduelle du téléphone.

Le « piège ultime »

De l’autre côté, la location vous oblige à payer tous les mois, sans perspective de devenir propriétaire au terme du contrat. On se retrouve tout aussi lié aux applications et prestations d’iPhone que s’il était à nous, mais il ne sera jamais vraiment nôtre. C’est pourquoi Michael Simon, de chez MacWorld, parle ici du « piège ultime »

Considérez ceci comme une location et Apple comme votre propriétaire. Louer est certes parfois plus simple qu’acheter – si le propriétaire est bienveillant et prend l’entretien à cœur. Si votre propriétaire est harcelé par ses investisseurs, remanie votre logement tous les ans pour augmenter le loyer… mmh… vous ne vous sentirez pas tellement chez vous.

Louer un téléphone est une fausse bonne idée

Ces formules de location sont pires que la location-vente et l’achat pour trois raisons principales :

  1. Elles coûtent habituellement plus cher à long terme. 
  2. Elles limitent vos options de réparation – pas de réparation DIY, ni de sélection de votre prestataire de réparation téléphone.  
  3. Elles augmentent les coûts de réparation pour tout le monde.

Plus cher à long terme

MacWorld prédit que la formule de location d’Apple ne vous permettra pas de changer de téléphone avant que vous ayez remboursé au moins le coût du premier téléphone au fil des mensualités. La formule de Fairphone est moins claire à ce propos, car l’entreprise néerlandaise ne commercialise pas de nouveau modèle tous les ans et le contrat ne précise pas s’il inclut une possibilité de changer pour un modèle plus récent. Par contre, des modules de mise à jour sont régulièrement mis sur le marché pour les différents modules et, quand un module de mise à jour de la caméra ou autre sera commercialisé, les locataires pourront en profiter, en contrepartie d’une augmentation des mensualités.   

Le Fairphone 4 est hyper réparable (vidéo sous-titrée en français). Mais si vous le louez au lieu de l’acheter, il vous reviendra plus cher à long terme et vous ne pourrez pas le réparer vous-même. 

Mais pour l’instant, l’offre de Fairphone est plus chère que l’achat neuf, à long terme. Pour chaque année sans appel aux services de réparation, on vous offre une réduction de 2 € sur les mensualités futures : un an sans réparation vous fait économiser 2 € par mois, deux ans font 4 € par mois, etc. Mais même avec ces réductions, une personne qui n’aura jamais eu recours aux services de réparation, aura payé 996 € au bout de cinq ans, ce qui signifie 280 € de plus que le prix d’achat du téléphone neuf. Sachant qu’au terme de ces cinq ans, le téléphone ne sera toujours pas le sien. 

Options de réparation téléphone limitées

Cependant, un tel modèle n’est pas uniquement plus cher à long terme. Si le téléphone n’est pas à vous, son fabricant peut légalement vous empêcher de le réparer vous-même. Vous ne pourrez pas sauver un iPhone noyé par votre enfant et apprendre la microsoudure au passage, comme Jessa Jones. Dites adieu aux mises à jour hardware comme l’iPhone 12 double SIM de Hugh Jeffrey. 

Les personnes qui ne sont pas intéressées par l’exploration de leur téléphone vont s’exclamer « Et alors ? » La formule d’abonnement de Fairphone inclut un changement d’écran ou de batterie par an – mais les réparations supplémentaires sont payantes, en plus des mensualités.

On nous rapporte tout le temps que des propriétaires d’iPhone ont été rebutés dans un Apple Store pour une réparation « impossible », mais appris ensuite qu’un centre de réparation indépendant pouvait s’en charger facilement et à petit prix.

Mêmes les formules qui incluent des prestations de réparation téléphone réservent au fabricant, non seulement le droit de décider si votre réparation est qualifiée, mais aussi s’ils acceptent de l’effectuer. Beaucoup d’utilisateurs essuient un refus de réparer de la part du fabricant, en raison d’une petite rayure. Le modèle de Fairphone prend uniquement en charge les réparations s’il n’y a eu ni dégâts des eaux, ni « évidence d’usage abusif », ni ouverture de la coque par l’utilisateur. On nous rapporte tout le temps que des propriétaires d’iPhone ont été rebutés dans un Apple Store pour une réparation « impossible », mais appris ensuite qu’un centre de réparation téléphone indépendant pouvait s’en charger facilement et à petit prix. Si vous avez acheté ou conclu un contrat de location-vente, vous avez d’autres options quand le fabricant décrète qu’une réparation est « impossible », de votre faute ou non couverte par son offre. Si vous êtes simple locataire, vous êtes coincé.

Les monopoles de réparation font grimper les prix

Même pour les personnes que la réparation DIY n’intéresse pas, ces formules d’abonnement signifient plus de pression pour les mises à jour, moins de droits sur le téléphone et peut-être aussi des réparations plus chères pour tout le monde. En effet, tous les moyens illégaux de restreindre la réparation téléphone deviennent légaux dans le cadre d’une formule de location. Les entreprises peuvent annuler votre garantie si vous ouvrez votre appareil (ce qui n’est actuellement pas le cas). Elles peuvent fixer des prix de réparation aussi élevés qu’elles veulent. Elles peuvent éliminer la pression du marché de l’offre et la demande en bloquant les centres de réparation indépendants (en suivant l’exemple de Nikon). Un monopole de réparation n’est pas illégal quand il s’agit d’un appareil en location.

Vive la RSE ou plus d’exploitation minière ?

Les programmes de location ont un avantage environnemental de taille : ils élargissent la responsabilité sociétale des entreprises vis à vis de leurs produits. Elles remettent la main sur tous les téléphones en fin de contrat, ce qui signifie qu’il leur sera possible de reconditionner ceux qu’elles peuvent et recycler le reste. Étant donné que de nombreux appareils dorment au fond d’un tiroir pendant des années ou sont jetés à la poubelle alors qu’ils pourraient grossir le marché du reconditionné, cela pourrait être une aubaine !

Cela dit, le plus gros impact environnemental d’un téléphone réside dans l’exploitation minière et la fabrication. Un modèle d’abonnement qui incite la clientèle à changer de smartphone le plus tôt possible signifie plus d’appareils neufs, plus d’exploitation minière et plus de déchets. Et quand le fabricant récupère le téléphone, va-t-il donner la priorité à l’environnement ou à ses bénéfices ? Si le calcul déchiquette plus de téléphone qu’il en sauve, même s’il ne vous pousse pas à en changer, la balance pèse du mauvais côté. Augmenter la cadence de consommation et le volume de déchets est désastreux pour la planète.

Appareils bloqués = apprentissage limité

Un autre effet secondaire sournois menace le futur de la location de hardware : s’il est interdit d’ouvrir ses affaires, il est très difficile d’en apprendre le fonctionnement.

Réparer inspire les personnes curieuses qui veulent apprendre comment les choses fonctionnent.

TARAH WHEELER, EXPERTE EN CYBERSÉCURITÉ

De nombreux ingénieurs et ingénieures ont découvert leur passion en démontant des objets. Adam Savage (de l’émission américaine Mythbusters) raconte souvent comment, enfant, il aimait bricoler, et il est ainsi devenu le maker, ingénieur et fan de la réparation qu’il est aujourd’hui. Si tout notre matériel est blindé par des conventions de location et des restrictions de réparation, Tarah Wheeler, experte en cybersécurité, craint que ce sera plus difficile d’inspirer « les personnes curieuses qui veulent apprendre comment les choses fonctionnent. »

Réparer est un apprentissage de l’ingénierie, et les abonnements empêchent ce type d’apprentissage.

Qui possède un appareil, peut le réparer

Face à la mainmise des fabricants sur la réparation, Gay Gordon-Byrne de The Repair Association souligne : « le concept de la location est plus honnête que la farce d’une vente sans les avantages de la propriété. » Mais graver dans le marbre les droits d’Apple sur votre téléphone et renoncer officiellement aux vôtres n’est vraiment la voie à suivre. Et de la part d’entreprises comme Apple et Fairphone, qui affirment préférer les personnes et la planète à leurs profits, ce n’est pas non plus très exemplaire.

Ne perdons pas de vue la signification de la propriété : qui possède un appareil, peut le réparer – à nous le contrôle de notre matériel et les compétences en ingénierie à la clé de la réparation ! Ne laissons pas les entreprises dessiner le futur à notre place !

Cet article a été traduit par Claire Miesch.